Monsieur le Président,
Monsieur les Ministres, Monsieur le président de la commission des lois
Monsieur le Rapporteur,
Chers collègues,
Pour la cinquième fois depuis les attentats du 13 novembre 2015, le gouvernement propose de proroger l’état d’urgence, cette fois jusqu’au 15 juillet 2017
Lors de l’examen du premier projet de loi de prorogation le 18 novembre 2015, Jean-Jacques Urvoas, rapporteur du texte, président de la commission des lois, exprimait ainsi sa conviction: «Les mesures que nous allons décider ne dureront qu’un temps limité. Elles ne se comprennent d’ailleurs que par leur obsolescence programmée.»
Dans le même esprite Conseil d’État rappelait dans son avis rendu le 6 février 2016 sur le projet de loi relatif à la deuxième prorogation que «l’état d’urgence reste un “état de crise” qui est par nature temporaire. Ses renouvellements ne sauraient par conséquent se succéder indéfiniment», conviction partagée par le Conseil constitutionnel lorsqu’il indique que les effets d’un régime de pouvoirs exceptionnels doivent « être limités dans le temps et l’espace» et que la durée de l’état d’urgence «ne saurait être excessive au regard du péril imminent […] ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence»
Le Conseil d’Etat dans son avis du 8 décembre 2016, mais également dans ses avis du 2 février, du 28 avril, et du 18 juillet 2016 sur les projets de loi autorisant une deuxième, une troisième et une quatrième fois la prorogation de l’état d’urgence, rappelle également que les renouvellements de cette mesure d’exception ne sauraient se succéder indéfiniment et que l’état d’urgence doit demeurer temporaire. Ces mises en garde, ces avertissements seront-ils entendus ce soir dans cet hémicycle ? Je l’espère. Mais je ne suis pas sur.
Avec cinq autres collègues, Pouria Amirshahi, Isabelle Attard, Noël Mamère, Barbara Romagnan et Gérard Sébaoun, nous avions voté contre la première prorogation de l’état d’urgence. Parce que nous considérons que l’état de droit n’est pas un état de faiblesse, parce que rien ne semblait non plus indiquer après les douze jours d’état d’urgence décrété dans la nuit des attentats du 13 novembre en conseil des ministres par le Président de la République que cet état d’exception était une absolue nécessité.
Parce que nous considérions aussi que déroger au droit commun dans une démocratie comporte des risques, et parce que nous nous interrogions aussi sur l’adéquation de ce dispositif hérité de la IV République et de notre passé colonial avec la nouvelle menace terroriste, et que nous pensions que l’option sécuritaire ne pouvait pas être la seule réponse.
Décrété le 14 novembre 2015, l’état d’urgence s’inscrit désormais dans la durée.
13 mois déjà, probablement 20 mois, si le Parlement vote la prorogation proposée par l’exécutif afin de couvrir la période électorale à venir.
Une telle durée n’était certainement pas dans les intentions du législateur à l’origine. Et lorsque je relis le verbatim de nos débats en commission des lois et dans cet hémicycle, ce n’était pas non plus votre intention lors du vote de la première prorogation. Cette durée comme l’a rappelé justement notre collègue Jean-Frédéric Poisson, co-rapporteur pour la commission des lois, avec Dominique Raimbourg, président de la commission, du rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, cette durée donc a un impact sur la nature de l’état d’urgence, parce que que les mesures de police administrative que le dispositif autorise sont désormais pour l’essentiel utilisées à des fins de maintien de l’ordre public, relevant du droit commun.
Chers collègues, Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois lors de la première prorogation, avait annoncé la difficulté de sortir de l’état d’urgence. Il a semblé logique d’y entrer à nombre d’entre vous chers collègues en raison de la violence inouie des attaques dont notre pays a été victime.
Il nous revient aujourd’hui d’y mettre un terme. Le risque est grand que le dispositif nous échappe, qu’il s’installe si durablement et si profondément qu’il modifie l’équilibre du pacte social et républicain, qu’il dessine de nouvelles frontières pour nos libertés et pour nos droits.
Comment mettre fin à l’état d’urgence, ou plutôt comment réussir à en sortir ? La réponse à cette question n’est pas seulement juridique et sécuritaire.
Elle est éminemment politique. Contrairement aux précédents de 1985 en Nouvelle-Calédonie, lors du soulèvement indépendantiste kanak, et de 2005 après les émeutes de banlieue en métropole, il sera cette fois beaucoup plus difficile de constater, à un moment ou un autre, que les raisons ayant justifié le recours à l’état d’urgence ont disparu. Cette décision nous appartient à nous seuls, représentants du peuple.
Depuis un an, le Parlement a beaucoup légiféré pour faire face au terrorisme.
Comment peut-on penser qu’en dépit des nouvelles dispositions de droit commun votées par le Parlement dans le cadre de la loi du 3 juin 2016 renforçant « la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement» nous serions toujours démunis pour faire face à la menace terroriste ?
La France s’est dotée d’une des lois antiterroristes parmi les plus sévères en Europe.
Et dans une forme d’engrenage , le gouvernement entend déposer un nouveau texte sécuritaire, un « projet de loi sur la sécurité publique qui sera prochainement examiné par le Parlement ».
Or, plusieurs instruments juridiques, votés par le Parlement récemment encore, permettent aux services de sécurité et à la justice de faire face à la menace terroriste.
La loi du 3 juin a accru les prérogatives des magistrats spécialisés dans la lutte antiterroriste:
–les perquisitions de nuit dans les domiciles sont désormais autorisées en enquête préliminaire et en information judiciaire en matière terroriste;
–le parquet s’est vu reconnaître, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention, des prérogatives quasiment équivalentes aux magistrats instructeurs, aussi bien en enquête de flagrance qu’en enquête préliminaire, leur permettant notamment d’avoir recours aux techniques de sonorisation et de captation d’images dans des lieux privés ou publics.
Les dispositions de la loi prévoient, par ailleurs, des mesures tendant à améliorer les conditions de la lutte contre le financement du terrorisme.
Elles comportent différentes mesures de police administrative, visant à renforcer les dispositifs de contrôle sur les personnes pour lesquelles existent des raisons sérieuses de penser que leur comportement est en lien avec des activités terroristes:
–le texte a modifié les articles du code de procédure pénale permettant la mise en œuvre de contrôles d’identité afin d’autoriser également dans ces cas l’inspection visuelle et la fouille des bagages;
–il a créé une retenue administrative à l’article 78-3-1 du même code lorsqu’il existe, à l’égard d’une personne dont l’identité a été contrôlée ou vérifiée, des raisons de penser que son comportement est lié à des activités à caractère terroriste ;
–il a instauré un régime de contrôle administratif applicable aux personnes de retour sur le territoire national des théâtres d’opérations de groupements terroristes ;
Le Parlement a fait entrer dans le droit commun nombre de mesures inspirées de l’état d’urgence.
L’entrée en vigueur de ce nouvel arsenal de la lutte antiterroriste, à la disposition de la police et de la justice, était censée permettre de se passer de l’état d’urgence. Lors de la deuxième prorogation de ce régime d’exception pour trois mois au-delà du 26 février, Manuel Valls n’avait-il pas justifié la nécessité d’attendre le vote de cette loi pour mettre fin à l’état d’urgence ?
Les rapporteurs du rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence aussi bien que la commission d’enquête sur les moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, partagent également la conviction que la voie judiciaire demeure l’outil prééminent de la lutte antiterroriste.
Dans son rapport, M. Sébastien Pietrasanta note que « force est de constater que les mesures prises pendant l’état d’urgence n’ont pas été évoquées par les spécialistes de la lutte contre le terrorisme comme jouant un rôle particulier dans celle-ci»
Mes chers collègues, ces 13 mois d’application de ce dispositif dérogatoire ne peuvent pas avoir banalisé les mesures d’exception qu’il comporte.
Les perquisitions menées dans le cadre de l’état d’urgence ont permis de saisir des armes et de la drogue. Entre le 14 novembre 2015 et le 25 mai 2016 ce sont quelque 3 750 perquisitions qui ont été opérées. Le 30 novembre, plus de 2 000 perquisitions avaient eu lieu, c’est-à-dire 54 % du total. Mais l’état d’urgence n’est pas fait pour ça.
Les rapporteurs de la commission de contrôle parlementaire, M. Dominique Raimbourg et M. Jean-Frédéric Poisson constatent «qu’une très grande majorité d’arrêtés ne vise pas de circonstances particulières » et ne relèvent « plus d’une logique d’urgence et d’exception mais, en fait, se substituent aux mesures de droit commun». L’usage massif de mesures d’interdiction de séjour pendant les mois de mobilisation contre la loi travail et les assignations à résidence pendant de grands événements tels que la COP21 en novembre dernier le démontre.
La commission des lois a voté hier soir à une écrasante majorité la cinquième prorogation de l’état d’urgence. Elle a amendé sur proposition du rapporteur le régime des assignations à résidence, donnant de fait, dans une figure juridique originale et contestable, au juge des référés du conseil d’État un pouvoir d’initiative et de contrôle, puisqu’il reviendra à celui-ci le pouvoir d’autoriser sur demande du gouvernement ou de son représentant la reconduction pour trois mois d’une assignation à résidence qui aurait atteint douze mois.
Cet amendement démontre bien le bricolage auquel nous assistons. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut encadrer, limiter l’état d’urgence, qu’il n’est pas concevable qu’un tel dispositif s’installe dans le temps. Cela fait plus d’un an que nous partageons au-delà de nos votes cette conviction.
Et dans cet esprit, Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson ont formulé un certain nombre de propositions dans le rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence devant la commission des lois.
Ils dressent un constat d’abord. De façon générale, les mesures les plus efficaces sont celles du droit commun, c’est à dire les mesures d’enquête et les mesures judiciaires.
Ils formulent ensuite une série de préconisations visant à améliorer le fonctionnement de l’état d’urgence. Ils proposent d’encadrer les perquisitions de nuit qui devraient obligatoirement être motivées. Il faut donner force de loi à cette obligation. Il faut aussi préciser les conditions de recours à la force. Le périmètre géographique des assignations à résidence doit permettre la vie familiale et professionnelle, et les parquets doievnt être informés des assignations. Leur rapport s’interroge également sur l’articulation entre les problèmes de santé mentale et les assignations à résidence frappant des personnes visiblement malades. Le rapport préconise également l’information du juge des enfants lorsque des mineurs sont assignés à résidence. Il pose la question de l’évaluation budgétaire de l’état d’urgence, et propose également une coordination interministérielle.
Des préconisations et des questions. Toutes d’une très grande importance au moment où nous sommes appelés à nous prononcer.
Avons nous débattu avec le gouvernement de ce que propose ce rapport fruit d’un travail d’évaluation de plus d’un an de l’état d’urgence ? Nullement. Certes les délais rendent le débat parfois impossible. Les procédures d’urgence accompagnant souvent les mises en place de dispositifs d’exception comme l’état d’urgence. Doit-on l’accepter ? Je ne le pense pas.
Nous avons déploré l’absence du nouveau ministre de l’intérieur devant la commission des lois. Sa présence aurait permis d’une part qu’il se prononce sur les questions formulées et les préconisations du rapport, qu’il éclaire notre commission sur les intentions du gouvernement et notamment sur les suites que le gouvernement entend donner au rapport et sur le contenu du texte à venir devant notre assemblée. C’est une reconduction sans débat après un an d’évaluation que le gouvernement nous propose et cela, au-delà de l’appréciation divergente que nous pouvons avoir du recours à l’état d’urgence, est inacceptable.
Rappelons nous les mots de notre ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas : arrêter l’état d’urgence n’est pas synonyme de moindre protection car en réalité et (je le cite) l’essentiel de l’intérêt de ce que l’on pouvait attendre de ces mesures, semble à présent derrière nous, et il parlait ainsi le 13 janvier dernier.
D’une mesure limitée, proportionnée, l’état d’urgence prend l’allure d’un dispositif ordinaire de lutte contre le terrorisme et d’un état permanent de maintien de l’ordre public,s ans qu’un débat sérieux sur les conséquences d’un tel glissement ait eu lieu.
Voilà les raisons chers collègues qui motivent cette motion de renvoi en commission.